5 juin 2025
Nous sommes aux côtés de Gloria Thomasia Dossou au sein du somptueux écrin du Prieuré du Mont-Saint-Michel. Gloria est de nationalité franco-béninoise, enseignante chercheuse à l’université de Lille et a rejoint la Normandie dans le cadre d’un séjour d’écriture scientifique au sein de la Résidence de recherche pour le bien commun. Gloria Thomasia Dossou est maître de conférences en sciences de gestion, experte en marketing social, son domaine d’expertise étant la recherche en lien avec la Santé publique – et plus précisément la prévention des conduites addictives. Son parcours universitaire, très éclectique, l'a plongée très tôt au cœur des enjeux de politique culturelle en Afrique puis sociale et gouvernementale en France, et elle s'est passionnée peu à peu pour la recherche ciblant plus précisément la protection des personnes vulnérables.
Après avoir travaillé au sein du ministère de la culture au Bénin, puis intégré une école de commerce, qu’est-ce qui a été décisif pour vous dans ce choix, dans un cursus pourtant de sciences de gestion, d’orienter votre recherche dans le domaine de la santé publique ?
Gloria Thomasia Dossou : Je pense que la réponse à votre question se résume en deux mots clés : besoin de sens et rencontre. Ma formation en école de commerce a été la première étape pour assouvir ma soif de connaissance du marketing. Mais j’avais toujours en moi ce besoin de trouver, de donner du sens à mes actes en tant que professionnelle du marketing. C’est donc cette quête de sens qui m’a poussée à renoncer à exercer le métier de marketeuse en entreprise pour faire un master recherche.
Et c’est là qu’arrive le deuxième mot clé : Rencontre. Une de mes enseignantes en école de commerce, Béatrice Sommier, m’avait suggéré cette piste. Avant cela, la recherche pour moi, c’était le Professeur Tournesol ou une vision complètement abstraite du philosophe dans sa quête de la vérité ; un scientifique était synonyme de rêveur, excentrique, déconnecté de la réalité. Puis j’ai suivi les cours de différents enseignants-chercheurs qui ont rétabli en moi la vérité sur le métier de chercheur. Je pense notamment au cours de marketing social du Professeur Karine Gallopel-Morvan de l’EHESP, ma directrice de thèse avec qui je collabore toujours. C’est là qu’a eu lieu le déclic, j’avais enfin trouvé le moyen de réconcilier ma soif de connaissance et ce besoin de trouver et donner du sens.
Votre domaine d’expertise est donc la recherche en marketing social : comment expliqueriez-vous simplement ce qu’est le marketing social et en quoi, selon vous, est-ce un levier pertinent pour s’attaquer à des problématiques sociales et de santé publiques ?
Gloria Thomasia Dossou : Philip Kotler, l’un des pères fondateurs du marketing social, le définit comme : le « recours aux principes et aux techniques du marketing commercial dans le but d’amener une cible à accepter, rejeter, modifier ou à abandonner volontairement un comportement, pour améliorer son bien-être, celui d’un groupe ou de l’ensemble de la société ». Il s’agit donc d’utiliser des techniques et outils qui ont fait leurs preuves en marketing marchand pour accompagner une population tout au long d’un processus dont l’aboutissement est un changement de comportement favorable à la santé et au bien-être. L’un des atouts majeurs du marketing social réside dans sa capacité à inclure les publics visés et à les rendre « acteurs » de ce processus. Les recherches en marketing social se sont beaucoup développées à partir des années 1980 dans différents domaines comme le tabac, l'alcool, les produits alimentaires, mais aussi les comportements à risques sexuels, les jeux d’argent ou de hasard, etc.
Beaucoup de modèles et outils de recherche en marketing social sont issus de psychologie sociale et méthodes de neurosciences, plongez-nous dans les coulisses de votre recherche. Quels sont les principaux leviers d’actions qui permettent de minimiser les comportements à risque dans la population ?
Gloria Thomasia Dossou : Tout comme chez le médecin, une prescription répond à un diagnostic précis, il en est de même en marketing social. Il n’y a pas de solution miracle universelle qui fonctionne quel que soit le type de comportement concerné. C’est pour cela que la première étape dans l’approche du marketing social est de comprendre le public concerné. Cette compréhension et connaissance des publics visés est le socle de la discipline. Si l’on ne comprend pas les motivations, les conditions de vie, les modes de fonctionnement d’une population qui a un comportement à risque, on peut difficilement être pertinent pour cerner les freins et bénéfices perçus du comportement de prévention recommandé.
Les modèles de psychologie sont d’une aide remarquable dans cette quête de compréhension de l’individu, de son environnement et des mécanismes sous-jacents à ces comportements. Ils nous aident à mieux questionner les publics concernés et à évaluer l’influence de certaines variables clés dans leur processus de décision. Je suis donc en contact permanent avec le public dans le cadre de mes activités de recherche : entretiens semi-directifs, focus groups, ou études expérimentales (eye-tracking).
Pour en revenir aux modèles de psychologie, je pense par exemple au modèle de la Théorie du Comportement Planifié (TCP) d'Ajzen (1991) qui met en lumière l’importance des croyances normatives dans le maintien ou l’abandon d’un comportement. Ajzen montre que se focaliser uniquement sur l’individu sans interroger la perception de son environnement ne peut suffire pour inciter à un changement de comportement. Il faut donc s’intéresser aux normes sociales également. Ce modèle a été utilisé pour des campagnes comme le « Mois sans tabac » ou la campagne "Truth" aux USA. Je précise que ce n’est qu’un modèle parmi tant d’autres ; d’autres modèles théoriques existent et sont plus ou moins pertinents selon le sujet et la problématique étudiée.
Il s’agit donc ici d’une démarche scientifique rigoureuse qui va de la compréhension du public à une évaluation des programmes mis en place, en passant par la fixation d’objectifs qualitatifs et quantitatifs SMART associée à un plan d’action précis connus sous le nom des 5C en marketing social, inspiré des 4P du marketing marchand. En marketing marchand, c’est le bon Produit, au bon prix, via le bon canal de distribution (Place) accompagnée d’une stratégie de communication pertinente (Promotion). Ramené au marketing social, nous nous intéressons au : comportement de prévention promu, à son coût pour le public visé, à la capacité d’accès au comportement, à la stratégie de communication à mettre en place pour le promouvoir et aussi aux collaborations à envisager pour être au plus près de la cible. En résumé, il est crucial de prendre en compte le public, de le comprendre dans son environnement, de l’impliquer et d’avancer AVEC eux et les partenaires les mieux indiqués.
Q: Votre thèse, qui a reçu des prix prestigieux, portait sur les avertissements sanitaires liées à la consommation d’alcool. Quels ont été les découvertes les plus importantes de vos travaux sur leur efficacité auprès des jeunes notamment ?
Gloria Thomasia Dossou : Merci pour cette question. Ma thèse portait effectivement sur l’efficacité des avertissements sanitaires sur l'alcool en France. Nous en avons deux : le pictogramme femme enceinte barrée et le message textuel que nous connaissons tous : « L’abus d’alcool est dangereux pour la santé » avec la partie « À consommer avec modération » ajoutée par les industriels de l’alcool. Cette thèse a démarré par une revue de la littérature qui révèle les limites des avertissements actuellement utilisés dans le monde, surtout pour les jeunes, notamment en termes d’influence sur les comportements.
En France, mes travaux montrent que les deux avertissements souffrent d'un manque de visibilité dû à leur taille, leur emplacement, leur ancienneté (1990 et 2007) et à la concurrence des éléments de conception marketing. Ils semblent également peu crédibles et vagues concernant les dangers de l’alcool. En conséquence, identifier d’autres format(s) et contenu(s) mieux indiqués pour influencer le processus de persuasion des jeunes est apparu nécessaire. Sur cette base, des avertissements alcool nouveaux et innovants en termes de contenus (risques sanitaires vs. sociaux à long terme et à court terme vs. autres risques) et de formats (format actuel vs. des formats plus saillants – texte de plus grande taille, inscrit avec des couleurs contrastées, associé à une bordure et un pictogramme) ont été conçus et testés auprès des jeunes.
Les résultats obtenus concernant le contenu des messages indiquent que les risques sanitaires ou sociaux à court terme, précis, expérimentés par les jeunes ou leur entourage (alcool au volant, alcool et violence) semblent plus crédibles et augmentent la perception des risques. Comparé au format actuel, l’augmentation de la saillance de l’avertissement (saillance du texte, utilisation de couleurs, ajout de bordure et de pictogrammes) accroît son impact sur certaines variables du processus de persuasion (attention, mémorisation et comportements d’approche associés au message). Mais rajouter un pictogramme à un avertissement de saillance moyenne n’accroît pas significativement cet effet. De plus, les avertissements alcool à eux seuls paraissent insuffisants pour influencer les intentions comportementales. Pour agir sur les comportements, il faut un ensemble de mesures.
Q: Aujourd’hui, quels sont vos objectifs de recherche et comment rejoignent-ils les enjeux majeurs pour notre société aujourd’hui ?
Gloria Thomasia Dossou : Dans le monde, 74% des décès sont provoqués par les maladies non transmissibles, qui regroupent les maladies cardio-vasculaires, le diabète, les cancers et les maladies respiratoires chroniques (OMS, 2022). Quatre industries (alcool, tabac, produits ultra-transformés et énergies fossiles) sont ainsi responsables d’au moins 1/3 des décès dans le monde (Gilmore et al., 2023). Ce constat a amené des chercheurs à employer le terme d’« épidémie industrielle » causée non pas par des virus mais par des déterminants commerciaux de la santé. Ils appellent à plus de travaux scientifiques pour analyser les conséquences sociales des activités, décisions et politiques marketing des acteurs marchands afin de mieux les contrer. Cela contribue aussi à des programmes de prévention plus efficaces. C’est dans ce courant de recherche que je m’inscris car il correspond à ce besoin de donner et trouver du sens à mes actes en tant que chercheuse en marketing. Travailler sur les deux premières causes de mortalité évitable en France : l’alcool et le tabac pour mieux informer et éclairer les décisions de politiques publiques, c’est ma manière à moi de contribuer à apporter des réponses à des enjeux majeurs de notre société.
Gloria Thomasia Dossou et Emanuele Clarizio, lauréats de la résidence de recherche
Vous êtes impliquée en tant qu'experte au sein d’un groupe de 26 chercheurs qui collaborent pour l’OMS Europe. Vos travaux ont donc un impact direct sur les politiques publiques ? Comment peuvent-ils concrètement informer et influencer les hommes et femmes politiques décideurs en santé publique ?
Gloria Thomasia Dossou : En acceptant de faire partie du Technical Advisory Group on Alcohol Labeling (TAG-AL) de l’OMS, je souhaitais apporter mon expertise en marketing social à l’OMS sur les questions scientifiques et techniques qu’elle se pose concernant la prévention du mésusage de l’alcool à travers l’utilisation d’avertissements sanitaires. Avec mes collègues, notre rôle est de faire des recommandations pour éclairer les décisions des États membres en nous appuyant sur la littérature scientifique. Et cela répond d’ailleurs à l’une des étapes de la démarche de marketing social critique, la branche du marketing social qui vise à analyser les conséquences sociales des activités, décisions et politiques marketing des acteurs marchands : Informer.
Nous informons d'abord les citoyens des dernières avancées scientifiques (par exemple l'alcool à faible dose et le risque du tabac) ; nous les informons de la manière dont l’industrie les manipule à leur insu et leur fournissons des outils et des clés pour y résister. C’est le fondement de la campagne antitabac « Truth » menée aux États-Unis, qui présentait de manière cynique le marketing utilisé par « Big Tobacco » pour faire fumer les jeunes, et qui s’est révélée efficace pour réduire le tabagisme des adolescents (Gallopel-Morvan, adsp 2018).
Nous informons aussi les politiques et les décideurs en santé publique des résultats des recherches menées pour qu’ils en tiennent compte dans leur prise de décision. C’est le cas en ce moment en Irlande. L'Irlande est le premier pays de l'Union européenne (UE) à garantir, à partir de 2026, l'apposition sur tous les produits alcoolisés d'un étiquetage complet indiquant les risques sanitaires liés à leur consommation, y compris des avertissements sur les risques de contracter des cancers. Le gouvernement irlandais subit une forte pression en ce moment pour un rétropédalage de cette loi votée en 2018. Avec des collègues du groupe d’experts de l'OMS que j’ai évoqué, nous avons co-signé une lettre ouverte pour dénoncer cela. Notre rôle est donc de fournir des outils d’aide basés sur les résultats scientifiques pour éclairer la décision des hommes et femmes politiques décideurs en santé publique.
Q: Vous êtes une chercheuse engagée. Votre recherche revêt une dimension militante pour la prévention en santé publique. Vous évoquez les réalités de certains pans du marketing commercial aujourd’hui comme de véritables fléaux. En quoi votre travail s’inscrit dans le bien commun : comment s’assurer que les comportements à éviter cités dans les campagnes de prévention sont plus légitimes et au service de l’épanouissement de tout être humain ? Existe-t-il des règles éthiques qui encadrent le marketing social qui lui permettent de se distinguer du marketing commercial ?
Gloria Thomasia Dossou : Je vous remercie pour ces questions très intéressantes. Effectivement, je suis engagée pour la santé publique en ma qualité de chercheuse en sciences de gestion. Il est de mon devoir de défendre les conclusions scientifiques issues de la recherche sans pour autant adopter une posture militante. Le militantisme relève plutôt du milieu associatif.
Aussi, je souhaiterais souligner d’abord qu’il est important de faire une différence entre marketing social et marketing politique ; entre science et idéologie. Ma conception du marketing social est celle de la définition des pères de la discipline, Kotler (2002) : « recours aux principes et aux techniques du marketing commercial dans le but d’amener une cible à accepter, rejeter, modifier ou à abandonner volontairement un comportement, pour améliorer son bien-être, celui d’un groupe ou de l’ensemble de la société ».
Quant à l’éthique, elle se trouve dans la définition même de la discipline et dans le fait d’adosser chacune des recommandations à la science. Si je prends les causes en lien avec la santé, chacune des recommandations validées par les acteurs de santé publique est basée sur des données probantes. Et elles restent évolutives comme la science.
Q: Enfin, si vous deviez résumer en une ou deux idées fortes les convictions qui animent vos recherches, quelles seraient-elles ?
Gloria Thomasia Dossou : La santé, le bien-être de la population, notamment des plus vulnérables, ne doit pas être sacrifiée sur l’autel des intérêts économiques. L’épidémie industrielle évoquée est réelle et des données scientifiques prouvent l’effet néfaste du lobby de certaines industries. Tout comme la littérature scientifique éclaire sur un faisceau de mesures capables de faire bouger les choses. Il est donc possible de faire reculer ces maladies évitables évoquées durant cet entretien.