5 juin 2025
Carolina Hernandez Rodriguez, est doctorante en géographie de nationalité colombienne, actuellement en résidence de recherche pour le bien commun au prieuré du Mont-Saint-Michel. Carolina mène une recherche en cotutelle entre l'Université Sorbonne Nouvelle en France et l'Université Nationale de Colombie. Ses travaux portent sur les écosystèmes des environnements maritimes et littoraux, qu'elle envisage comme de nouveaux modèles d'adaptation sociale et d'aménagement. Nous allons plonger dans les coulisses de sa recherche.
Pour commencer, pourriez-vous nous parler de votre parcours académique et professionnel ? Qu'est-ce qui vous a menée, au tout début de votre cursus, à devenir économiste, puis à effectuer un "grand virage" pour devenir géographe engagée dans l'étude des territoires de terre et d'eau ?
Carolina Hernandez Rodriguez : D'abord, j'ai toujours été intéressée par les inégalités sociales. Je suis Colombienne, et la société colombienne est énormément fracturée et divisée. Je trouvais que l'étude de l'économie pouvait m'offrir des outils pour mieux comprendre ces réalités et les transformer. L'université latino-américaine a une longue histoire et tradition d'être engagée, de mettre la science et la recherche au service de la transformation de la société, et je suis héritière de ces traditions. En tant qu'économiste à l'Université Nationale, j'ai suivi ce parcours de recherche engagée. J'ai toujours été intéressée par le sujet de la terre, qui, en général en Amérique latine et particulièrement en Colombie, est au cœur des injustices et des inégalités.
Cependant, je me suis rendu compte que l'économie n'avait pas les outils suffisants pour m'approcher comme je le souhaitais de ce sujet. J'avais besoin de comprendre plus intimement, plus proche des gens et des territoires, comment se déroulent les dynamiques d'appropriation, d'expulsion et de déterritorialisation. C'est pourquoi la géographie m'offrait des outils plus complexes pour aborder ces sujets. Je suis alors venue en France faire un master en géographie humaine, marquant ainsi un "grand virage" vers les sciences sociales. Avec ma thèse actuelle, je continue à travailler sur les inégalités liées à la terre, mais cette fois à partir de l'eau, en décentrant le regard de la terre vers le fleuve Magdalena. C'est en changeant cette vision, en décentrant le regard de la terre, que j'ai bien mieux compris les dynamiques, surtout celles d'inégalité territoriale et d'accaparement, parce que l'eau est un élément essentiel du territoire et elle est bien souvent négligée dans les analyses scientifiques.
Votre travail de thèse s'exerce en cotutelle entre l'université française Sorbonne Nouvelle et l'Université Nationale de Colombie. Comment cette double perspective internationale enrichit-elle votre recherche et votre compréhension des enjeux que vous abordez, puisque vous travaillez vraiment entre les deux pays ?
Carolina Hernandez Rodriguez : Oui, je travaille vraiment entre les deux pays. J'ai eu la chance d'intégrer une équipe de recherche dans le cadre d'un projet Ecos Nord Colombie, un dispositif de travaux binationaux entre la France et plusieurs pays. Mes deux directeurs de recherche, l'un en France et l'autre en Colombie, font partie de ce projet qui travaille sur le fleuve Magdalena. J'ai donc eu la chance de travailler dans cette équipe binationale pour explorer les dynamiques et les défis territoriaux autour du fleuve le plus important de la Colombie, qui traverse le pays du sud au nord.
Dans ce travail partagé, et lors de mes séjours en France, j'ai pu constater qu'il y a beaucoup de défis partagés par les deux pays. Par exemple, la crise climatique est globale et affecte de manière similaire les espaces d'eau ici en France et en Colombie, malgré les particularités environnementales de chacun, comme le fait que la Colombie soit un pays tropical et la France un pays à saisons. Ces différences changent la configuration géomorphologique des fleuves, mais il y a quand même des défis partagés qui ont les mêmes racines fondamentales dans la façon dont l'humanité s'approche des fleuves. Alors oui, cette construction binationale, ou plutôt internationale, car dans mon université en France participent des gens de nombreux pays d'Amérique latine, permet de construire des réseaux pour mieux comprendre tous les points communs, toutes les solutions et toutes les imaginations que l'on peut avoir d'un futur partagé, et de construire ensemble cette imagination de futur.
Vous soulignez qu'historiquement, l'aménagement des territoires d'eau s'est fait dans une perspective terrestre, négligeant ce que vous nommez les "territorialités amphibies". Pourriez-vous nous préciser ce dont il s'agit et nous expliquer en quoi ce constat est une clé pour vous qui invite la société à s'ouvrir à une nouvelle vision du territoire, des habitants et un nouveau rapport à l'eau ?
Carolina Hernandez Rodriguez : Cette idée de territoires amphibies, je la construis à partir des travaux d'un sociologue colombien qui s'appelle Orlando Fals Borda. Cette notion s'applique surtout aux territoires qui sont en même temps de terre et de l'eau. Ce sont des territoires comme la côte normande ici au Mont-Saint-Michel, où à certains moments de la journée, on a de l'eau, puis les terres apparaissent. Dans la région où je travaille en Colombie, autour du fleuve Magdalena, on a ces mêmes effets de quelques mois de l'année secs et quelques mois de l'année inondés. Ce sont des cycles naturels.
Cela signifie que les gens doivent s'adapter, construire des relations de vie avec ce territoire, et développer des pratiques quotidiennes pour les moments secs et aussi pour les moments où il y a une montée des eaux. Cela exige de m'approcher à l'eau depuis l'eau, et non depuis la terre, qui est la façon habituelle d'approcher la terre, en la concevant comme un élément fixe. À partir de cette notion statique de la terre, on pense par exemple des politiques publiques. Mais là, ça exige de penser autrement, et aussi d'autres formes de comprendre ces dynamiques saisonnières, la fluidité de l'eau qui rend aussi la terre fluide. Cela change entièrement la façon de s'approcher au territoire, à la gestion des espaces, à la gestion environnementale. Sur le terrain, lors de mes enquêtes, j'ai trouvé que les gens qui habitent ces endroits ont ces compréhensions différentes parce qu'ils y ont vécu, ils y ont construit leurs pratiques et relations. Ils ont beaucoup de critiques envers les formes d'intervention étatique qui s'approchent depuis cette perspective éloignée, terrestre et fixe. Ces conflits entre les modes de vie locaux et les interventions étatiques sont un peu au cœur de ma recherche : comment on peut mieux intégrer ces savoirs locaux dans les compréhensions et dans l'action publique.
Quelles sont, pour vous, les conséquences concrètes de cette approche terrestre sur les écosystèmes, comme celui sur lequel vous réalisez votre enquête – le fleuve Magdalena – et plus important encore, sur les modes de vie des communautés qui en dépendent ?
Carolina Hernandez Rodriguez : En fait, plus qu'un élément, c'est de comprendre l'eau comme un territoire, comme un espace de vie où se déroulent toutes les pratiques quotidiennes. Même s'il n'y a pas de lieu d'habitation dans l'eau, les gens vivent ces espaces d'eau comme des espaces de production de nourriture, pas seulement de poisson, mais beaucoup de nourriture qui est produite là, dans ces espaces d'interaction grâce à l'eau.
Parmi les conséquences que j'explore, il y a celles qui ont résulté de l'approche consistant à penser les espaces d'eau depuis la terre. Cette approche a construit des représentations négatives de l'eau, la considérant comme un problème quand il y a un excès. On avait besoin d'une certaine quantité d'eau pour la production agricole, mais l'excès d'eau devient un problème. Alors, tous ces espaces inondés pendant plusieurs mois sont devenus, dans cet imaginaire, des espaces inutiles, parce qu'on ne peut pas les mécaniser, on ne peut pas faire de la production agricole à grande échelle, etc.. Ce qui s'est passé dans l'histoire, surtout en Europe puis exporté ailleurs, c'est qu'il fallait "dessécher ces espaces" pour pouvoir "gagner la terre sur l'eau". C'est une expression que l'on trouve souvent dans les documents de politique publique et les ouvrages d'histoire plus classiques. L'idée était de rendre ces espaces productifs à nouveau et de les utiliser pour la croissance économique, pour le développement, sans prendre en compte les nombreuses pertes, par exemple de biodiversité.
Il y a là un entrave aux dynamiques naturelles des flux de l'eau. Le flux de l'eau, ce n'est pas seulement de l'eau ; il y a des sédiments, du sable, des non-humains qui habitent ces espaces (poissons, mollusques) qui ont besoin de ces flux pour compléter leurs cycles biologiques de migration, de reproduction, d'alimentation. Toutes les interventions faites pour "gagner cette terre" entravent et parfois tuent toutes ces dynamiques, tous ces cycles.
Vous mettez en avant le rôle clé des connaissances et des pratiques des communautés "amphibies" pour développer de nouvelles réponses aux défis sociaux-environnementaux. Pourquoi est-il si important d'intégrer ces savoirs locaux dans les stratégies d'aménagement et de développement pour le bien commun ?
Carolina Hernandez Rodriguez : Les gens qui habitent dans ces endroits si dynamiques ont construit des systèmes de connaissances très fins, très détaillés. On parlait hier des connaissances si fines que possèdent les guides ici au Mont-Saint-Michel : ils doivent savoir quand l'eau va commencer à monter, et ils sont capables de lire tous les signaux autour d'eux – la pluie, la consistance du sable, le rythme des vagues – pour savoir quand et à quelle vitesse la marée va monter, parce que leur vie en dépend. C'est pareil sur mon terrain d'étude en Colombie. Les gens sont capables de lire où l'eau va monter et à quelle vitesse, comment le poisson bouge dans ces connexions de l'eau entre le fleuve et les lacs, parce que toute leur vie est basée sur ces connaissances. La possibilité d'aller pêcher dans un endroit ou un autre, l'altitude à laquelle ils construisent leurs maisons, tout cela dépend de leurs connaissances fines et détaillées.
Ces systèmes de connaissances permettent aussi de lire les effets de changements externes au système. Par exemple, la construction d'une infrastructure a des effets directs sur les dynamiques que je décrivais. Les gens peuvent savoir si, par exemple, une digue est construite, l'eau ne vient plus ou vient par des endroits différents. Nous, quand nous sommes des observateurs externes, nous ne remarquons pas tous ces petits détails qui, en fait, changent le système à une échelle bien plus grande. Donc, faire vraiment attention, considérer sérieusement les connaissances locales, cela signifie se mettre à la place des gens qui habitent là, comprendre comment ils comprennent et construisent des connaissances sur ces lieux.
Votre expérience professionnelle inclut des postes de conseillère en développement rural et territorial, mais aussi d'analyste en politique publique au sein des ministères colombiens. Comment ces expériences sur le terrain ont-elles influencé votre approche de la recherche et votre désir d'avoir un impact direct sur la société ?
Carolina Hernandez Rodriguez : Mon travail au sein du gouvernement colombien m'a montré les limitations de la formulation et de l'implémentation des politiques publiques quand on travaille uniquement depuis un bureau avec des données secondaires, des données officielles, qui sont parfois inadéquates pour appréhender les réalités locales. Il y a un besoin de s'approcher vraiment au territoire, de bien connaître les détails des dynamiques territoriales avant de proposer des interventions de politiques publiques ; c'est vraiment important. J'ai trouvé que, dans le cas du gouvernement colombien, il y a un manque énorme de cette "approximation". Bien évidemment, il y a aussi beaucoup de restrictions budgétaires, techniques, de personnel.
Je pense que nous, les chercheuses en sciences sociales, on peut jouer un peu ce rôle de "traductrice" entre le monde du gouvernement et celui des communautés, dont les systèmes de connaissance ne sont pas reconnus officiellement. C'est un peu l'esprit du "Centre de pensée fleuve Magdalena" que nous avons créé après ce projet binational dont je parlais au début, et auquel je participe maintenant comme chercheuse. L'objectif est de faire un pont entre le monde de la prise de décision auprès de l'État et le monde de la recherche engagée.
Vos travaux ont porté également sur les conflits territoriaux et les dynamiques socio-environnementales des zones humides colombiennes. Vous vous inscrivez dans une quête de l'épanouissement de tous. Comment, au cœur de ces conflits, peut-on entrevoir des pistes de solutions, des pistes de liens qui peuvent se reconstruire entre les différents acteurs ?
Carolina Hernandez Rodriguez :
Je pense que centrer la conversation autour de l'eau, par exemple, nous permet de mieux percevoir les connexions que nous avons tous avec l'eau. Tout le monde a quelque chose à voir avec l'eau, et nous habitons tous, au moins à proximité, un espace d'eau, même si nous n'en sommes pas toujours conscients. Le fait de nous rendre conscients que nous faisons partie d'un territoire d'eau nous permet aussi de nous positionner différemment par rapport aux interventions que nous faisons sur l'eau et de construire des relations différentes autour de l'eau, de comprendre les espaces d'eau comme des territoires.
Oui, bien sûr, l'eau est un bien commun, ça s'accorde avec toutes les études sociales de l'eau. L'eau est un bien commun, mais ce n'est pas seulement un bien qu'il faut "gérer" ; c'est un territoire que nous habitons. Là, j'aime bien une citation de Marielle Macé, une philosophe française, qui dit dans "Nos Cabanes" que dans ces cas-là, il faut plutôt penser à "ménager" plutôt qu'à "gérer" l'eau. Elle insiste sur la notion de "care" plutôt que d'exploitation. Il y a là toute une autre conception de notre rapport à ce que l'on appelle la nature : il s'agit de vraiment comprendre que nous faisons partie de la nature et donc d'en prendre soin plutôt que de vouloir la maîtriser et la contrôler.
Enfin, Carolina Hernandez Rodriguez, quelles sont vos convictions profondes concernant la relation entre la société et l'environnement ? Dans un contexte de transition et de changement si rapide, quel rôle la recherche doit-elle jouer dans cette dynamique ? Et si vous aviez un message à faire passer aux différents acteurs de la société, sur quoi devraient-ils selon vous se concentrer pour construire un avenir plus juste et plus durable ?
Carolina Hernandez Rodriguez : Ma conviction la plus profonde et centrale, pas seulement de mon travail mais de mon rapport à la vie, c'est que la société est l'environnement. Il n'y a pas de distinction entre la société et l'environnement ; c'est vraiment la fracture moderne avec laquelle on a vécu, on a appris à vivre depuis longtemps. Tout ce que l'humanité fait, tout ce que l'humanité est, et comment l'humanité agit, c'est fait dans la nature et affecte la nature. La recherche nous aide à démanteler ces préconceptions qu'il y a sur cette distinction entre la société et la nature, à penser différemment ces relations, à construire de nouveaux rapports.
Il est important de penser d'abord, car on agit selon nos pensées. C'est pourquoi il est important aussi de conceptualiser, de faire une recherche un peu plus théorique, même si à la base ça ne paraît pas très pratique ou utile. Cela nous aide à construire de nouvelles représentations mentales et, à partir de ces nouvelles représentations, à agir différemment par rapport, par exemple, à cette nature dont maintenant on fait partie. C'est différent de proposer de contrôler l'eau ou de gérer les forêts si on pense qu'en fait, nous faisons partie de la forêt, nous faisons partie de ce territoire d'eau, nous faisons partie de ces espaces littoraux. C'est nous aussi que l'on essaie de gérer là. Alors, cela nous permet de passer de la notion de "ressource" à la notion de "territoire". Gérer son propre territoire, c'est gérer son foyer. Et cela change les conséquences et la notion même de développement.
Pour moi, la recherche, c'est vraiment poser des questions, être ouverte, avoir beaucoup de curiosité et être ouverte à l'inconnu par défaut, et même à des réponses peut-être pas si confortables.
Un immense merci à vous, Carolina Hernandez Rodriguez, pour cet appel puissant à retrouver notre profonde connexion à la nature, soulignant l'unité, voire la fusion, entre l'homme et la nature. Merci beaucoup et à bientôt !