3 juin 2025
Nous avons le plaisir d’accueillir Emanuele Clarizio, qui a rejoint la Normandie dans le cadre d’un séjour d’écriture scientifique au sein de la Résidence de recherche pour le bien commun organisée au Prieuré du Mont-Saint-Michel.
Vous êtes chercheur, d’origine italienne, docteur en Philosophie de la Médecine et de la Santé. Vous enseignez à l'Université Catholique de Lille.
Votre parcours et vos recherches couvrent plusieurs domaines, de la philosophie des techniques à la bioéthique, avec un objet d’étude particulier dans lequel vous allez nous plonger, et que l’on appelle « les biobanques ».
Vous nous en direz plus dans quelques instants mais pour commencer, pourriez-vous nous présenter votre parcours ? Qu'est-ce qui vous a, très jeune attiré vers la philosophie, et particulièrement vers votre objet d’étude actuel ?
Emanuele Clarizio : Pour Aristote, la philosophie naît de l’émerveillement ; en l’occurrence, je me suis intéressé d’abord à la philosophie esthétique, par le biais de Kant, qui se demande comment la création originale d’œuvres d’art est-elle possible.
Pour comprendre cette créativité, Kant fait une comparaison entre les beaux-arts et la nature. Selon lui, ce qui nous frappe à la fois dans l’art et dans la nature, c’est l’organisation, le fait qu’on admire des êtres qui sont organisés. On peut donc imaginer qu’il y a une espèce de force organisatrice à la fois dans la nature et chez l’être humain. Dans la nature, cette force organisatrice s’appelle la Vie. Chez l’humain, c’est la technique.
Par ailleurs, la reconnaissance de cette originalité de la vie, du fait que le vivant ne répond pas simplement aux lois de la physique et de la chimie, mais possède des lois d’organisation qui lui sont propres, sera essentielle pour faire émerger la biologie comme une science autonome, indépendante de la physique.
Pour revenir aux aspects plus philosophiques, ce qui est intéressant dans cette histoire, ce n’est pas seulement le fait qu’on puisse comparer la vie et la technique, mais aussi le fait que pour définir la vie, Kant a recours justement à l’analogie avec la technique. Il dit que la vie est une technique de la nature. Réciproquement après lui Bergson, notamment, a dit que la technique est issue d’un pouvoir créateur qui est celui de la vie.
Mon émerveillement porte donc sur cette analogie entre la vie et la technique, et aussi sur le fait que, depuis un certain temps, il nous est impossible de penser l’une sans l’autre : pour penser la vie, il faut faire une analogie avec la technique, et pour penser la technique, l’invention, il faut faire référence au pouvoir créateur du vivant.
De la philosophie générale à la médecine : Comment êtes-vous passé de cette réflexion large sur le lien entre la vie et la technique à une focalisation plus spécifique sur la philosophie de la médecine et la bioéthique ?
Emanuele Clarizio : Comme je disais, pour Kant, qui écrit à la fin du XVIIIe siècle, ce sont les beaux-arts le domaine où s’exprime cette créativité de la vie. Un siècle et demi plus tard, Canguilhem se pose le même problème – celui de la créativité et de l’originalité de la vie – mais il se confronte à d’autres domaines. En particulier, il a l’impression que le mouvement intellectuel du positivisme a tendance à nier l’originalité de la vie que Kant avait reconnue ; les positivistes tentent de ramener la biologie aux sciences dures, pour en faire une science purement objective. Or, cette querelle n’est pas purement interne à la science, car la poursuite d’un idéal de science objective a pour le positivisme une valeur politique : si on peut ramener toutes les sciences aux sciences fondamentales de la matière et aux mathématiques, cela veut dire qu’on peut a priori traiter même la sociologie comme une science exacte, et par conséquent traiter la société presque comme un objet de laboratoire. Ceci est pour Canguilhem un projet dangereux, car il peut conduire à une technocratie. Le social, tout comme le vivant qui le sous-tend, doit pouvoir exprimer une normativité propre et imprévisible, l’humain en société doit avoir la liberté de s’auto-gouverner, en quelque sorte. Il était donc important pour Canguilhem d’affirmer l’originalité du biologique par rapport aux sciences dites objectives, afin de saper les prémisses de cette pensée technocratique. Et pour démontrer l’irréductibilité du vivant, il prend l’exemple de la médecine. Pour les positivistes, la médecine est une science appliquée, c’est-à-dire l’application d’un savoir scientifique et théorique préalable et immuable. Canguilhem affirme au contraire que la médecine n’est pas une science appliquée, mais tout d’abord une technique. En disant ça, il veut dire que la médecine est une activité spontanée du vivant, non seulement humain : tout vivant, quand il se retrouve dans un état pathologique, de souffrance, tend spontanément à élaborer des moyens pour surmonter cette souffrance et pour guérir. À la base, la médecine n’est donc rien d’autre que le résultat de cet effort spontané du vivant pour se soigner, une sorte de « technique de la nature », on pourrait dire. Comme toute technique alors, la médecine est une création et non pas l’application d’un savoir. Voici donc démonté ce que Canguilhem appelle le « dogme » positiviste, selon lequel la technique serait une application de la science. La médecine est pour Canguilhem le lieu théorique où l’on peut démontrer la liberté de l’humain.
Le concept de "médecine technoscientifique" : Vous décrivez la médecine contemporaine comme étant de plus en plus "technique" et "indissociable des avancées scientifiques", parlant même de "médecine technoscientifique".
Pour un public non spécialisé, que signifie ce terme et quels sont, selon vous, les principaux défis qu'il pose aujourd’hui?
Emanuele Clarizio : En effet, malgré le fait que, suivant Canguilhem, on peut penser la médecine comme une technique naturelle en quelque sorte, Canguilhem dit aussi que la médecine s’est nourrie depuis toujours des avancées de la science, elle a intégré de plus en plus d’outils et d’instruments techniques, au point que ces deux dimensions – technique et scientifique – sont indissociables dans la médecine contemporaine. Tout ceci a beaucoup de conséquences, et je vais pouvoir en évoquer seulement quelques-unes : si la médecine comme technique naît du sentiment du pathologique, de la souffrance, la médecine technoscientifique permet de détecter des maladies à des stades précoces, alors qu’il n’y a pas de symptômes, voire de faire de la médecine préventive. En outre, l’existence d’instruments de plus en plus précis a créé une médiation entre le médecin et le patient : ce n’est plus le regard clinique qui détecte et localise la maladie, mais ceci se fait à travers l’interprétation d’examens, d’images, etc... Ceci implique à la fois une pluralisation des figures médicales (il n’y a plus seulement le chirurgien, mais aussi le radiologue, le généticien etc...), une mise en débat des interprétations et donc une plus grande incertitude, ainsi que la possibilité d’intervenir à plusieurs niveaux, parce que le spectre du visible s’est élargi : ce n’est plus seulement le regard du clinicien qui voit la pathologie, c’est aussi le regard de l’anatomo-pathologiste potentialisé par le microscope, c’est le regard du biologiste qui lit les analyses moléculaires etc... La médecine technoscientifique est donc une médecine plus complexe.
Par ailleurs, avec ce terme de technoscience ou de médecine technoscientifique, on fait aussi référence à toute la recherche et développement technologique au niveau des entreprises technologiques et pharmaceutiques, qui mettent au point des nouveaux outils de diagnostic ou des nouvelles thérapies.
Il y a donc un ordre de problèmes qui relève de la modification de la médecine, du changement de rapport entre médecin et patient, du changement des manières d’appréhender les maladies et d’y intervenir ; puis il y a un autre ordre de problèmes qui relève du croisement entre médecine et industrie, donc les conflits d’intérêts, les problèmes éthiques liés à la gestion des données etc... Le défi plus grand, de mon point de vue de philosophe, est probablement celui de maintenir un regard global sur cette complexité, sans pencher ni vers l’enthousiasme exagéré pour les innovations biomédicales – car toute nouvelle solution soulève aussi des nouveaux problèmes – ni vers une critique excessive des liens entre capitalisme et médecine contemporaine, qui existent mais qui ne sont pas que négatifs.
Votre travail sur le "biobanking" : Les biobanques sont au cœur de vos recherches. Pourriez-vous nous expliquer ce qu'est une biobanque et en quoi cette réalité, à première vue très technique, peut-elle être l’objet d’étude d’un philosophe ?
Emanuele Clarizio : Ce travail sur le biobanking naît vraiment de l’exigence de porter un regard de philosophie des techniques sur la médecine contemporaine, et je l’ai développé avec un collègue qui est Professeur à l’Université de technologie de Compiègne, Xavier Guchet, qui est à l’origine du projet initial. On parle depuis plusieurs années de médecine des données, des big data etc..., et on traite toujours ces données dans leur dimension immatérielle et informatique, comme si elles étaient de la pure information. On s’est donc demandé : mais d’où elles viennent ces données ? Et on s’est aperçu que bien qu’elles s’appellent « données », elles sont construites, et en l’occurrence elles sont construites dans les biobanques, par des techniciens de laboratoire, qui assurent tout le travail technique sur l’échantillon biologique, à partir du prélèvement, jusqu’au traitement, au conditionnement, à la conservation, à l’analyse et à la mise à disposition des chercheurs. Les biobanques sont donc essentiellement des archives, des banques d’échantillons biologiques, mais au-delà de cette fonction de conservation, il y a tout un travail technique sur l’échantillon qui est assuré par les biobanques. Toutes ces étapes du travail du biobanking sont très codifiées parce qu’il faut toujours veiller à garder intacts les paramètres biologiques contenus dans les échantillons, et donc le travail de biobanking est essentiellement un travail qui sert à assurer la qualité des échantillons et par conséquent la fiabilité des recherches faites à partir de ces échantillons. Le principal enjeu philosophique était donc celui de comprendre comment le savoir biomédical est-il produit, et en particulier, à partir d’une perspective de philosophie des techniques, il s’agissait de montrer que la production du savoir n’est pas un fait purement théorique, mais aussi technique et matériel.
Les biobanques comme "fait social total" et les "bio-objets" : Vous utilisez l'expression "fait social total" de Marcel Mauss pour décrire le biobanking. Quels sont les différents acteurs et les diverses dimensions (scientifique, éthique, économique, juridique, et même culturel) qui s'entrecroisent dans l'activité des biobanques ? Et qu'entendez-vous par "bio-objets"?
Emanuele Clarizio : La notion de fait social total de Marcel Mauss désigne un fait ou un phénomène social qui mobilise l’ensemble des dimensions de la société : économique, juridique, religieuse, symbolique, politique, etc... Un fait social total est un phénomène qui engage la totalité de la société et des individus, dans toutes leurs dimensions. Il ne se limite pas à une seule sphère (comme l’économie ou la religion), mais les traverse toutes en même temps. Mauss prend justement l’exemple du don dans les sociétés traditionnelles, parce qu’il a une valeur économique (on donne quelque chose de valeur), parce qu’il est encadré par des normes sociales et juridiques (obligation de donner, de recevoir, de rendre), parce qu’il revêt une signification symbolique et religieuse et joue aussi un rôle politique (dans les alliances et les hiérarchies sociales). Or, justement le don de matériau biologique est à la base du biobanking, et on retrouve dans ce phénomène cette imbrication de dimensions dont parlait Mauss : la dimension symbolique du don et du contre-don (parce qu’on reçoit aussi de la société les bienfaits des avancées de la recherche publique, par exemple), la dimension sacrée liée à la manipulation du corps humain, la dimension économique liée à la participation des acteurs privés à la recherche en Santé, la dimension scientifique bien sûr, la dimension de l’encadrement juridique. Et à ces différentes dimensions correspondent évidemment un ensemble varié d’acteurs : les professionnels médicaux (médecins, infirmiers), les patients, les chercheurs, les techniciens de laboratoire, les comités d’éthique, les industriels, les entreprises pharmaceutiques, les instances gouvernementales etc...
La notion de bio-objet a été forgée par des collègues nord-européens, pour faire référence à des objets-vivant, c’est-à-dire à des choses qui sont issues du vivant, mais qui n’ont pas une vie autonome au même titre qu’un organisme, ce sont des objets qui peuvent, en tant que tels, être manipulés, étudiés, analysés, multipliés, parfois détruits, mais qui gardent certaines caractéristiques du vivant. D’où la définition de bio-objet.
La question complexe de la valeur :
Votre recherche explore la "valeur" des ressources biologiques conservées dans les biobanques. Pourquoi est-il difficile de définir la valeur d'un échantillon biologique ? Vos écrits évoquent et questionnent la notion de « valeur de la vie ».
Quelles sont les différentes "valeurs de la vie" qui peuvent coexister ou s'opposer dans ce contexte ?
Emanuele Clarizio : La question de la valeur de la vie est une grosse question en bioéthique, qui se pose notamment dans les situations liminaires, c’est-à-dire en début et en fin de vie. Ce sont les moments où l’on s’interroge sur ce qui fait qu’une vie vaut la peine d’être vécue. Dans les biobanques, cette question de la valeur de la vie se pose de manière plus prosaïque, et pas tout à fait dans les mêmes termes. D’un certain point de vue, ces grosses questions de bioéthique et les questions liées au biobanking partagent une idée similaire, à savoir que la valeur de la vie ne peut pas être mesurée, qu’il n’y a pas d’unité de mesure pour cela, que la vie est une valeur presque absolue et donc elle ne peut pas être fixée, c’est une valeur toujours débordante. La vie excède la valeur, en quelque sorte. En même temps, il existe bel et bien un système de facturation des échantillons biologiques, et c’est là que la question de la valeur devient plus prosaïque : qu’est-ce qui fait la valeur de l’échantillon biologique ? C’est justement un ensemble de valeurs : c’est la valeur scientifique des recherches qui peuvent être menées sur lui ; c’est la valeur éthique parce qu’il a été donné gracieusement par quelqu’un et parce qu’il est issu d’un corps humain ; c’est la valeur économique que les entreprises pharmaceutiques peuvent en tirer. Puisque ces différentes valeurs correspondent à des intérêts différents, elles peuvent entrer en conflit, et c’est pour cette raison qu’un des défis majeurs du biobanking est celui de la gouvernance des biobanques, de la gestion de la propriété et de l’accès aux échantillons biologiques.
Propriété, usage et Bien Commun :
Vous êtes lauréat d’une Résidence de recherche pour le bien commun en Normandie précisément parce que vous proposez d’envisager les ressources biologiques sous l'angle des "biens communs". On perçoit assez facilement que les ressources biologiques ne se prêtent pas facilement au droit de propriété traditionnel. Mais qu'est-ce que ce concept de « biens communs » apporte à la compréhension et à la gestion des biobanques ? Comment cela remet-il en question la distinction classique entre le public et le privé ?
Emanuele Clarizio : Le droit français considère le corps humain comme le « substrat de la personne », et le Code civil affirme que : « Chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ». Ainsi le droit français fait le choix de protéger de manière très stricte l’intégrité et la dignité du corps humain comme substrat de la personne, au point qu’il interdit nombre de pratiques qui sont au contraire légales dans d’autres pays, comme par exemple la prostitution, mais aussi la vente de son propre sang, la vente des ovules, la gestation pour autrui etc... En même temps, et c’est là un point essentiel, les lois de bioéthique affirment également que « seules des lois spécifiques permettent d[e] déroger » à cette interdiction de patrimonialisation du corps. Malgré donc l’apparente rigidité du droit français, celui-ci prévoit des dérogations qui ouvrent la voie pour un usage pragmatique à la fois du corps et du droit, dérogations qui font signe vers la possibilité de sortir de la dichotomie entre chose et personne. En particulier, ce sont les biotechnologies qui introduisent non seulement la possibilité de conserver des parties du corps en dehors de celui-ci, mais aussi, voire surtout, la possibilité d’exploiter ces dérivés du corps humain par des tiers (scientifiques, industriels, d’autres patients etc...), en en faisant ainsi des objets doués de valeurs diverses, et dont la valeur n’est pas seulement intrinsèque, ne dérive pas seulement du fait d’être issu d’un corps qui est rattaché à une personne possédant sa propre dignité.
Ni chose, ni personne, donc, comme le dit le titre d’un livre de Bernard Edelman, les ressources biologiques méritent un statut intermédiaire ou à part. En cela, l’histoire du droit romain vient à notre secours en nous montrant qu’en réalité il y a bien des catégories en dehors de celles de « personne » et de « chose appropriable », et c’est notamment la catégorie des « choses sacrées » qui est mobilisée par les juristes actuels dans les débats sur la propriété du corps. Il ne s’agit pas évidemment de transposer un concept juridique du droit romain au droit français actuel, mais de puiser, dans l’histoire, des outils et des styles de raisonnement qui puissent nous permettre de sortir des dichotomies dans lesquelles nous sommes imbriqués. Les choses sacrées nomment en ce sens un domaine de choses non appropriables, qui sont disponibles à l’usage mais qui sont hors commerce, parce que personne ne peut en revendiquer la propriété. Dans un petit essai sur La valeur des choses, l’historien du droit Yan Thomas nous rappelle quelque chose d’important à ce propos : si ces choses sacrées sont inestimables, de sorte qu’on ne peut pas en déterminer la valeur en termes de prix et on ne peut pas en attribuer la propriété à quelqu’un, on peut en revanche en faire usage, de sorte que quand on parle de la valeur de la ressource biologique – pour revenir à notre sujet – il ne faut pas entendre une valeur marchande, mais une valeur pragmatique, pour l’intérêt général et pour les intérêts particuliers qui y sont mêlés. Certes, la juridiction actuelle ne prévoit pas un institut comme celui de « chose sacrée », mais il serait possible d’envisager les ressources biologiques sous la forme de biens communs, qui seraient justement des biens qui tirent leur qualité du fait de servir à la communauté et qui par conséquent ne peuvent être appropriés par personne. La question deviendrait ainsi non seulement juridique, mais politique, car ce qui est en jeu n’est plus de savoir à qui appartient une certaine chose, mais qui doit en administrer l’usage, et comment. Envisager les ressources biologiques comme des biens communs pourrait donc être une manière d’orienter leur gestion en vue de l’intérêt général.
Le rôle des donneurs : Dans le modèle des biens communs, comment la place et les droits des donneurs pourraient-ils être repensés, au-delà du simple consentement éclairé ou du droit de retrait ? Vous évoquez leur "agentivité" et leur participation potentielle à la gouvernance des biobanques.... Concrètement, à quoi cela pourrait-il ressembler ? Avez-vous une recommandation spécifique ?
Emanuele Clarizio : Ce sont des dispositifs qui restent pour la plupart à imaginer, mais cela peut prendre différentes formes. Concrètement, il peut s’agir par exemple de repenser les donneurs comme des participants à la biobanque. Cela éviterait de les représenter comme des sources de matériaux biologiques à exploiter, et supposerait de les impliquer davantage dans la gouvernance de la biobanque. On peut imaginer la mise en place d’un comité des usagers/donneurs, composé de donneurs, citoyens, chercheurs, éthiciens, qui serait consulté de manière régulière sur les finalités des recherches, les partenariats avec le secteur privé, sur le choix des projets pour lesquelles mettre à disposition des échantillons. Il existe des expériences de ce type, par exemple en Suisse, il y a la biobanque génomique du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois, à Lausanne, qui a misé sur le modèle de la participation. Comme l’écrivent Alain Kaufmann & Gaia Barazzetti dans un livre collectif que j’ai co-édité :
« La « participation » est un ensemble de dispositifs permettant aux citoyens dits ‘ordinaires’, ou à certaines parties prenantes et groupes concernés, d’être inclus dans le processus d’élaboration des décisions qui seront finalement prises par les pouvoirs publics. »
La notion de bien commun devrait donc permettre une synergie majeure entre les différents acteurs. Repenser la place des donneurs dans le modèle des biens communs implique de passer d’un rôle passif et ponctuel, à un rôle actif et continu ; d’un consentement individuel et statique, à une participation collective et dynamique ; d’un simple objet de prélèvement à un sujet impliqué dans la co-définition de la recherche.
De la recherche à la pratique : Vous êtes impliqué en tant qu'expert pour le volet éthique du projet France Biobank Network (FrBioNet).... Comment vos recherches peuvent-elles concrètement informer et influencer les politiques publiques ou la gestion des biobanques ?
Emanuele Clarizio : France Bionet est une initiative nationale lancée en janvier 2025 dans le cadre du plan France 2030 – Innovation Santé. Son objectif principal est de structurer, harmoniser et valoriser les collections biologiques issues des biobanques françaises afin de renforcer la compétitivité de la recherche biomédicale, tant académique qu’industrielle. En tant qu’expert éthicien du réseau France Bionet, j’essaie de porter ces idées dans ces instances de régulation.
Votre projet de publication : Vous travaillez actuellement sur un projet de publication d’un ouvrage de synthèse sur les biobanques à destination des professionnels de santé. Pouvez-vous nous en dire un mot ? Quels sont vos prochains défis ou sujets d’exploration ?
Emanuele Clarizio : Dans cet ouvrage, j’envisage de réunir les différentes perspectives à partir desquelles j’aborde le phénomène du biobanking. Il y aura trois volets :
Un volet épistémologique, de philosophie des sciences, où il s’agit de montrer que la recherche biomédicale est une recherche technoscientifique, faite non seulement par des chercheurs mais aussi par des biobanquiers et des techniciens de laboratoire. L’enjeu est de mettre en discussion le primat de la théorie dans les représentations que nous avons de la connaissance scientifique, et montrer que cette connaissance est également produite par des techniques spécifiques.
Le deuxième volet serait plus philosophique, j’y aborderai les questions liées au socle philosophique de ma recherche : par exemple comment se produit l’articulation du vivant et du technique dans les biobanques, ou encore de quelle manière les biobanques, en tant qu’archives d’objets biologiques, impactent notre vision de la mémoire et du rapport entre technique et mémoire.
Le troisième volet serait enfin celui plutôt éthique, où il s’agit notamment de repenser les ressources biologiques en tant que biens communs.
Vos convictions : Si vous deviez résumer en une ou deux idées fortes les convictions qui animent vos recherches sur les biobanques et les ressources biologiques, quelles seraient-elles... ? Quel message aimeriez-vous faire passer au grand public sur ces sujets souvent perçus comme très techniques ou lointains ?
Emanuele Clarizio : Je pense que le message serait que les questions philosophiques et éthiques plus importantes relatives au rapport entre l’humain et la technique ne se jouent pas forcément autour des sujets souvent mis en avant par les médias mais qui relèvent souvent de la science-fiction (comme le transhumanisme) ou de questionnements purement abstraits (comme la question de la valeur de la vie en général, par exemple), mais se jouent plutôt dans les coulisses des infrastructures technoscientifiques où se fait réellement la science contemporaine, et pour comprendre ces enjeux il faut observer et interroger des pratiques d’apparence anodines et ordinaires, mais dont les impacts sur la société sont en réalité énormes.
Un immense merci pour cet entretien et pour le partage de vos convictions de chercheur engagé pour le bien commun !